C’est presque un lieu commun, dans la critique roumaine post-totalitaire, la stigmatisation de l’asservissement politique des intellectuels et surtout des écrivains qui auraient dissimulé, par-delà la
mythologie de la « résistance par la culture / écriture », leur pacte avec un régime qui les avait transformés en médiateurs ou bien « vulgarisateurs » de l’utopie politique officielle. Il s’y agit non pas des « bardes » institutionnalisés du pouvoir dictatorial, mais des écrivains qui ont pu passer, sous l’ancien régime, pour des auteurs d’une littérature subversive, conçue aujourd’hui comme une modalité de déculpabilisation ayant à masquer le manque d’un engagement authentique contre l’aberration totalitaire. Cette fausse dissidence qui constitue l’objet des déconstructions contemporaines serait l’un des facteurs déterminants dans le processus d’automystification qui avait affecté la société roumaine dans son ensemble pendant et après les décennies de dictature communiste. Pour l’explorateur du passé totalitaire, les « récits de vie », tels que le livre de Norman Manea, Despre Clovni: Dictatorul şi Artistul (Sur les Clowns: Le Dictateur et l’Artiste, notre trad.), constituent un champ d’investigation indispensable : une histoire qui ne tient pas compte des points de vue subjectifs des victimes et des bourreaux ne peut pas être considérée légitime. Par le truchement d’un tel produit de la mémoire individuelle (qui comprend « autant d’affabulation que de mémorisation »), on arrive à reconstituer l’histoire « réelle » « de la grandeur et de la décadence » de l’artiste engagé dans le pacte avec le pouvoir communiste. Comme toute histoire, celle-ci est engendrée au point d’intersection du discours référentiel et du discours fictionnel, car toute « histoire de vie » suppose une « idéologie » qui agit, en même temps, dans l’espace de la fiction légitimatrice.